Céline Baudu
Le jardin du château de Courbeville, esplanade policée, est en surplomb d’un mur vertigineux situé Nord Est.
Hors les murs, un frêne dépasse ce mur d’enceinte. Un quart de sa hauteur est visible de l’esplanade.
Quand le regard plonge par-dessus le parapet de pierres ancestrales, on suit le fût rectiligne comme une paille jusqu’à la base de la muraille.
Le frêne monte à l’assaut du mur médiéval.
Son tronc à la peau d’éléphant gris perle est imberbe de toutes branches au niveau du rempart. Pendant des décennies, s’est-il contenté d’une houppette de feuilles, lui a-t-il fallu 50 ans, 100 ans pour dépasser la muraille ?
Une fois le haut du mur atteint, il a déployé ses branches à plus de 50 mètres de la base de son tronc. Un déploiement hélicoïdal.
Désormais sa frondaison ombrage le parapet comme un curieux qui observe le jardin.
La tête de ce géant vert s’érige jusqu’au toit du château.
La tempête a peu de chance de le déraciner vu la muraille qui lui sert d’écran et lui
sert d’écran aux bruits de la modernité.
Un arbre sauvage hors les murs qui participe à l’écrin de verdure du jardin domestiqué.
Frêne soldat curieux
gaillard longiligne
le casque de sa frondaison frémissante
ombrage le parapet aux pierres ancestrales
une présence sauvage
figée dans le temps
une osmose minérale ondoyante
L’aile allongée de ma graine portée par le vent a rebondi sur la muraille sévère grisâtre, gris anthracite, en gros appareil érigée sur la motte castrale.
Je suis tombé brutalement au pied de la paroi verticale arrêté dans mon élan, dans mon errance aérienne.
Les alizés de la rivière ont choisi un terrain parfait pour moi : demi-ombre, j’aime les milieux marécageux et je me suis retrouvé coincé entre la paroi et la rivière, des conditions idéales pour ma croissance rapide.
J’ai chu dans un coin frais entre la muraille ombrageuse et le murmure gouleyant de la rivière.
Petit rejeton maintes fois inondé par la rivière coléreuse qui n’a pu me déraciner.
J’ai aspiré goulument l’onde infinie qui serpente au bas du donjon trapu.
Une course hélophile, une aspiration vers la lumière.
Un affrontement entre moi et la muraille muette et fière.
Longtemps je ne fus qu’un gringalet à la houppette de feuilles en palmettes.
Mon tronc à la peau d’éléphant gris perle est resté imberbe de toutes branches tout le long du rempart.
Le manque de lumière m’a tutoré, m’a aspiré dans une verticalité parfaite.
Ma femme plus jeune a choisi de s’établir plus près de la rivière chantante. L’ombre de la muraille menaçante l’atteint moins, elle se cache derrière mon ombre. Elle a pu écarter sa frondaison moins haut sur son tronc que moi. Elle porte son houppier comme un parapluie à l’envers.
Moi, à l’ombre persistante de la muraille minérale, j’ai dû grandir, grandir…
Obstiné, j’ai pompé l’eau de la rivière jusqu’à dépasser le mur d’enceinte.
Là, j’ai pu développer mes branches de façon hélicoïdales.
Désormais ma frondaison de mes folioles délicates ombrage le parapet de pierres ancestrales.
Lui m’a obligé à pousser droit, maintenant, je le protège des intempéries.
Mon regard curieux porte sur le jardin longtemps resté secret.
Ma tête de géant s’érige jusqu’au toit du château.
Le donjon s’est défendu de mon assaut végétal, l’homme a scié la branche qui poussait droit sur le haut du rempart. Il a deviné ma force et il n’a pas voulu que j’entame la muraille. Désormais plus prudent, je tends mes branches différemment ; je ne veux pas non plus servir d’échelle à une invasion d’écureuils. Jusqu’à quand l’homme me laissera t-il vivre au pied de la muraille ? Quand l’homme décrètera –t-il que mes racines vernaculaires ou mon tronc rigide deviendront-ils un danger pour le monument historique ? Je me fais paisible, je couvre le donjon des baisers de mon ombre pour endormir le dragon qui s’inquiète et je tremble aux pas du paysagiste.
Délivrer du poids de grandir, j’ai pu concevoir un fils qui pousse en oblique sur mon flanc. Nous formons une famille d’arbres resplendissante, les pieds au frais au bord de l’Azergues. Nos amis nous entourent : charme, pin, noisetier, marronnier…C’est de nous que l’Azergues tire sa couleur, cette rivière qui veut dire en arabe les eaux vertes « Al zergua » .
Je cache un secret gourmand, mes feuilles permettent de fabriquer une boisson : la frênette. Les feuilles séchées sont mises en tisane, on rajoute du sucre et de la levure de bière, la boisson est mise en barrique quelques temps puis mise en bouteille. Je ne sais pas si cette boisson a les vertus thérapeutiques propres à mes feuilles : anti-inflammatoires, diurétiques et antirhumatismales.
La tempête a peu de chance de me déraciner vu la muraille qui me sert d’écran. La canicule ne viendra pas à bout du souffle humide des pierres froides.
En contrepartie, je sers d’écran contre le bruit au château tranquille.
Nous sommes des arbres sauvages hors les murs qui participons à l’écrin de verdure de ce jardin domestiqué surplombant l’Azergues imprévisible.
"C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil du donjon fier
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons."