Bernadette Leclercq
J’avais dix ans, et pas de vélo. C’était cruel et injuste. On m’en promit un pour Noël.
Un jeudi de décembre où je pénétrais par effraction dans l’atelier interdit de mon père, celui d’hiver à côté de la chaudière, je vis au sol une carcasse de cycle démantibulée. Cadre, guidon, chaîne, pédales et roues, dévorés par une rouille lépreuse et englués de cambouis, s’étalaient près de l’établi.
Dans la semi-obscurité du lieu, l’ensemble suintait la pauvreté, la récupération et le pathétique. Je m’en échappais le cœur lourd.
Néanmoins, la curiosité fut plus forte que la déconvenue, et je revins quelques jours plus tard évaluer la situation. Point de montage encore, mais les pièces détachées avaient meilleure allure. Je relevais la tête.
Ainsi, à chacune de mes visites clandestines, j’observais l’avancée des travaux. De nouvelles pièces détachées firent leur apparition : garde-boue, freins, dynamo, promis à la lime et à la toile émeri. Quelques rayons neufs complétèrent l’ensemble. Je reprenais courage.
Le dernier jeudi avant Noël, l’odeur de la peinture fraîche me saisit à la gorge. Je reconnus bien là le sens pratique de mon père qui avait utilisé les fonds restants de ses précédents travaux. Un vert foncé brillant comme le portillon du jardin s’étalait sur le cadre. Les rayons étaient devenus gris comme les gouttières et le cadre et les pédales, noirs comme les ferrures des volets. Ca prenait belle allure !
Je décidais de me laisser la surprise. Le matin de Noël un vélo flambant neuf trônait devant la cheminée ! Je revois le visage de mon père, son sourire bonhomme un peu inquiet. Emue jusqu’aux larmes, je me précipitai dans ses bras et l’embrassai si fort que ses yeux s’embuèrent. Puis, le bonheur de l’instant en partage, nous allâmes tous les deux essayer le vélo.
