Rudy Mathey
Jeannot, non, ce n'est pas le lapin, mais son gardien. c'est le garde-chasse qui protège la forêt contre ses prédateurs. Les animaux de la forêt le connaissent bien. Les lapins, les oiseaux, les écureuils se cachent quand ils le voient arriver, mais c'est plus par jeu que par peur, ils ne vont pas bien loin et dès qu'il est passé, ils ressortent vite le bec ou le museau, avec un petit cri dans son dos, comme ça, comme pour se moquer.. Est-il heureux, cet homme d'habiter ainsi la campagne et de vivre en communion avec la nature ? Il ne se pose jamais la question, c'est sa vie et il l'accepte. Il a eu une femme et des enfants. Sa femme l'a quitté pour un autre monde et ses enfants sont partis vivre en ville. Ils viennent le voir de temps en temps, rarement. Sa seule compagnie, ce sont les animaux de la forêt.
Un jour, sa fille est venu le voir. Elle lui parle, lui raconte sa vie, lui pose des questions, mais lui ne répond pas, ne dit rien, ne pose pas de questions. Après un certain temps, sa fille exaspérée lui dit : "Papa, je ne te comprends pas. Cela ne te fait pas plaisir que je vienne te voir ? Je ne t'intéresse pas ?Je finis par me demander si tu ne m'as jamais aimée. T'es-tu une fois, une seule fois intéressé à ta famille ? Tiens, je ne t'ai seulement jamais vu rire". Il la regarde interloqué. Rire, qu'est-ce que c'est ? A-t-on jamais vu rire un loup ou un chat ? Sa fille repartie, la question lui trotte par la tête, mais il ne sait que répondre. Il est distrait, il a l'impression que les animaux s'en rendent compte et se moquent de lui. Aussi, quand pour Noël, ses enfants l'invitent, pour la énième fois à venir en ville, passer les fêtes avec eux, il accepte. Bien qu'en pleine campagne, il n'est pas tellement loin de New-York, il suffit de se rendre à la gare et de prendre le train. Et, comme dit la chanson, le v'là parti. Il arrive à la ville, c'était tout noir de monde. Il y était venu, il y a bien longtemps, mais il avait oublié. Les hommes sont de drôles d'animaux, qui ne font pas attention à vous, ni pour vous éviter, ni pour vous saluer Et ça grouille dans tous les sens, pire qu'un nid de fourmis. Et il a beau scruter les visages, il ne voit pas l'ombre d'un rire, ni même d'un sourire.
Il arrive chez sa fille chez qui il va loger pour la semaine. Il n'est pas très à l'aise, ses bois, ses paysages familiers lui manquent. Il se sent à l'étroit, enfermé, comme un lapin en cage. Et, en plus, il a le souvenir comme d'un reproche de sa fille. Est-ce qu'il n'aurait pas bien rempli son devoir de père ? Rien ne lui semble gratifiant autour de lui. Comment peut-on vivre heureux dans ces espaces réduits et parmi tous ce bruits assourdissants et sans signification ?
Le lendemain c'est la veille de Noël et le soir, on se rend tous en famille, à l'église pour la messe de minuit. Une bien belle et grande église. Une belle cérémonie. Il ne prie pas vraiment, mais il est transporté par la beauté et la ferveur de tout ce qui l'entoure. De rire point, mais quelque chose pénètre son cœur et il se détend. Il pense à sa femme partie trop tôt. Il l'aimait bien, pourtant il ne le lui a pas dit. Peut-être a-t-il eu tort. On ne parle pas, persuadé que tout va de soi, mais peut-être que ce n'est pas vrai, tout ne va pas de soi, on devrait dire plus.
Dans la semaine, comme il semble sombre, triste, lointain, ses enfants l'emmènent à un spectacle de cirque. Il admire les numéros, est étonné de voir une fille danser sur un cheval au galop. Quelle prouesse !Mais à quoi cela peut-il bien servir ? En tout cas, le cheval est bien dressé, bravo ! Il regarde les clowns. Mais tout cela ne le fait pas rire. Il se ressent comme un infirme, un infirme du rire.
Et puis, il y a d'autres réceptions, puis le Jour de l'An. Ses enfant ne le ménagent pas, ils veulent à tout prix le distraire. A un dîner chez l'un de ses fils, il est placé à côté d'une jeune femme. Enfin jeune, pas tant que ça. C'est surtout qu'elle a l'air jeune parce qu'elle sourit tout le temps et ne perd pas une occasion de rire. Ils se mettent à parler des difficultés de la vie et de l'obligation de toujours faire son devoir. C'est lui qui dit ça, mais elle lui réplique :" Vous savez, ce qu'on fait par amour est beaucoup plus facile que si on le fait par devoir". Éberlué par un tel propos, il la regarde et se tait. Plus tard comme on se quitte, elle lui dit " Je crois que nous avons tous été très heureux de vous avoir parmi nous. J'espère que j'aurais l'occasion de vous revoir."Rentré chez lui, il se sentit plus léger, il avait encore le cœur en fête. Les animaux de la forêt, quand est revenu le printemps, s'en sont bien aperçus. Les oiseaux n'ont pas manqué de le lui dire, et les lapins de le lui faire comprendre à leur manière. C'est la fête dans les bois et c'est la fête dans son cœur. Mais non, il n'ose pas encore s'avouer qu'il pense à elle. Il sourit, peut-être la reverra-t-il. Il ne rit pas encore, mais cela viendra.