L'éraflure
Lucie Dijeau

Fragments ou nouvelles, récits ou poèmes, issus de multiples propositions, ces textes ont été écrits par les participants de mes ateliers d'écriture. Joyeuse lecture !

 

L'éraflure


Il avait beaucoup plu en ce début d'automne aux  journées encore chaudes et la végétation s'était comme défoulée, lançant bien haut ses ramifications, telles de grands bras menaçants décidés à envahir toutes choses comme s'ils voulaient les digérer. Charles remontait péniblement  le petit sentier moussu envahi par les ronces encore ruisselantes de la dernière pluie, glissant sur un tapis de feuilles mortes et trempées. Tout au long de sa progression il était obligé de se défendre  de branches belliqueuses qui lui barraient le passage ; l'une d'elles s'agrippa à sa chevelure ; rageusement, il se dégagea en pestant mais la rebelle rebondit sur sa joue, planta une petite épine, lui infligeant, au passage,  une éraflure au dos de la main ; Charles, en colère, l'arracha et essuya le sang qui perlait,  sans arrêter  sa marche ; il s’essoufflait et des goûtes de sueur commençaient à perler sur son front.

Progressivement,  le sentier s'élargit et la frondaison devint moins dense ; Charles, soudain, prit conscience du plaisir charnel qu'il éprouvait à se sentir ainsi seul en pleine nature ; il emplit ses poumons,  respirant voluptueusement l'odeur humide qu'exhalait le parterre jonché de feuilles rousses et mouillées qu'il foulait depuis un moment ; il s'en dégageait un parfum indéfinissable de fermentation, de mousse,  de buis, mêlé par moment à des relents d'urine de chat curieusement suivies de fragrances vanillées. Toute la richesse de la nature se retrouvait dans ses effluves et Charles, fourbu,  sentit une immense sensation de bien être, de reconnaissance et de plénitude l'envahir. Au loin, un coq chanta... Merci dame nature !!!

Il déboucha sur un plateau d'herbages parsemé de corps de fermes de plus en plus rapprochés, puis de coquettes petites maisons leur succédèrent et enfin la place du village apparut avec la Mairie,  le monument aux morts, et une petite fontaine qui chantait inlassablement, entourée de bancs sur lesquels des mères, assises, bavardaient en surveillant leurs enfants qui jouaient non loin dans un bac à sable.


Charles marqua un temps d'arrêt pour reprendre son souffle en  s'essuyant le front et contempla ce paysage familier qui l'apaisait toujours. A cet instant précis, son regard se posa,  allez savoir pourquoi ,  sur un fin  visage de jeune femme. Elle était assise : madone aux grands yeux bleus, belle, douce...Charles, en connaisseur, apprécia son charme.  Mais grand Dieu, pourquoi s' affubler de ces espèces de « machins » aux oreilles ?

Les « machins » : deux grandes arabesques en argent vieilli, de forme triangulaire mesurant  à vu d’œil, comme çà, allez,  bien 4 centimètres de haut sur 2,5 de large, se balançaient de chaque côté du visage au moindre mouvement  semblant vouloir s'accrocher dans ses longs cheveux.Notre homme décida que «ces trucs » étaient complètement incongrus sur une personne aussi « européenne ». On les aurait plutôt vus aux oreilles d'une lascive sultane au fin fond d'un harem...erreur d'aiguillage. Décidément il n'était plus dans la course...il le savait depuis longtemps d'ailleurs. Le clocher de l'église sonna trois coups, et il se ressaisit et se dirigea vers la Mairie.

« NOUS CHERCHONS DES PERSONNES BENEVOLES DE PLUS DE CINQUANTE ANS POUR INITIER LES JEUNES ENFANTS A LA LECTURE. »
La phrase lui gicla au visage et il se sentit personnellement interpellé :
Moi ? Pourquoi moi ? Et puis d'abord que veut dire le terme « plus de 50 ans »,sommes nous à partir de cet âge classés dans une catégorie à part? Sommes-nous subitement devenus un sous produit de la race humaine destiné uniquement à rendre de petits services, à effectuer les tâches que les autres ne peuvent ou ne  veulent pas remplir. A moins qu'il ne s'agisse à notre égard, de la reconnaissance de notre expérience de vie, de notre patience et de notre savoir-faire ? Tout compte-fait, je préfèrerais çà. 
Ainsi vagabondaient les pensées de notre grognon de service lorsqu'il s'avisa que quelqu'un lui maintenait la porte de la Mairie ouverte en attendant qu'il veuille bien entrer. L'homme, jeune, la petite quarantaine, grand, mince, lunettes noires, inclina la tête pour le saluer. 
Charles, pensa immédiatement à... un Playmobile. La façon de se tenir, sans doute, une main sur  la porte, l'autre pendant au bout du bras raide, accroché à l'épaule à angle droit. La tenue vestimentaire aussi : un curieux blouson à grands carreaux beiges et gris descendant jusqu'au bas des hanches, un pantalon de toile grise et des chaussures de sport blanches. Charles remercia et se retourna machinalement pour le regarder partir : les membres étaient anormalement longs, le maintien rigide et il marchait en balançant les bras et les jambes au pas cadencé, se soulevant légèrement à chaque pas comme s'il voulait s'élancer : un Playmobile, vraiment ! >Curieux bonhomme, pensa -t-il. Mais..., surprise ! 

Lorsque Charles se retourna après que la porte vitrée se fut refermée sur lui, il vit avec stupeur,  le « Playmobile » et la jolie blonde aux boucles d'oreilles (La Sultane ou la Madone, c'est selon) s'embrasser amoureusement.La rigidité de l'homme avait disparu, il avait oté ses lunettes, et l'on vit son visage s'illuminer d'un large sourire lorsqu'il se pencha pour embrasser les deux bambins qui se pendaient à son cou.

Veinard... qui l'eut cru..., pensa Charles.
 

Isabelle Sarcey
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Crédit photos : Koryn Boisselier ©