Un bon couscous
Anne-Marie Delclaux

Fragments ou nouvelles, récits ou poèmes, issus de multiples propositions, ces textes ont été écrits par les participants de mes ateliers d'écriture. Joyeuse lecture !

 

Un bon couscous


Je me demande bien ce qu'il est venu faire là ce zigue. Depuis trois ans on fait équipe et je ne comprends toujours pas. L'est pas des nôtres, je le sens.
Il parle pas, il reste jamais boire un coup quand on a fini. Et puis il cause pas. Il n'est pas méchant pour ça non. Et le boulot, il le fait, il rechigne pas à soulever les bennes, jeter les sacs, ramasser tout ce qui tombe. Non pour ça, y a rien à redire. Mais vrai je ne le sens pas des nôtres.
Malgré tout, je l'aime bien. Au début je doutais, je pensais que je pourrais pas faire équipe avec lui, il parle pas mais quand il le fait, j'ai du mal à comprendre ce qu'il me dit, c'est toujours étrange, je l'ai appelé "l'étranger".
Moi c'est pas compliqué, je fais ce métier pour croûter, pour pas me perdre et puis j'ai eu la chance de me faire pistonner pour rentrer travailler à la ville.
Alors ce boulot je le fais, j'suis peinard. Levé tôt, par tous les temps c'est sûr, c'est pas toujours marrant : le froid, la saleté, les odeurs, mais on s'habitue. Et puis on finit tôt. Je peux rentrer chez moi, rester tranquille, retrouver les potes, aller voir ma mère.
Je demande pas plus et je suis bien content de l'avoir ce boulot, je suis bien au volant de mon camion, à l'aube avec mon pote "l'étranger". C'est pour ça d'ailleurs que je fredonne souvent "strangers in the night". C'est ce que nous sommes tous les deux, étrangers dans la nuit, étrangers l'un à l'autre. Et "Tutti frutti" cet air je trouve qu'il va bien avec notre boulot. Ce qu'on ramasse c'est tutti frutti, on trouve de tout un sacré mélange.
Mais pour en revenir à "l'étranger", je crois que ce surnom il est bien tombé.
Il s'est entiché d'une gazelle qu'on voit tous les matins avenue Dormoy, sous l'abribus du 39 arrêt les Alizés. Faut voir comment il guette quand on s'approche, comment il essaie de capter son regard. Et une fois même il lui a attrapé le sac poubelle des mains, et vraiment quand je dis qu'il est étrange, le sac il l'a pas jeté, je l'ai vu le planquer. Vous comprenez vous ?
J'ai fait celui qu'a rien vu, mais ce coup-ci ça m'a flanqué la trouille. Qu'est ce qu'il cherche ? Peut pas lui parler normalement à la gazelle ?
D'ailleurs elle aussi elle a dû trouver cela bizarre. Car depuis fini, elle n'a plus de sacs poubelle à la main. Et lui il est resté bête, à la regarder comme si elle l'avait trompé.
Peut-être qu'il croyait qu'une histoire était possible entre eux, une histoire des petits matins, entre un éboueur perdu dans la ville et une gazelle, bien seule loin de son pays.

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Depuis cette histoire du sac poubelle "volé", l'étranger il est pire qu'avant. Complètement fermé. J'ai bien essayé de lui parler, mais bon sang pas moyen. Moi je peux pas rester comme ça, avec quelqu'un qu'a fait un truc bizarre. Au début j'ai pas insisté, mais à force je n'en pouvais plus de son silence, de ma gêne. Alors à la fin de notre tournée du samedi, je lui ai dit : "viens je te paye un coup à boire".
Bien sur il a d'abord dit non. Mais j'ai insisté et pis je lui ai dit : "le sac poubelle de l'avenue Dormoy, le bus 39, la p'tite dame, je l'ai vu, tu l'as pas jeté. J'aimerais comprendre, qu'est ce qui t'a pris ? J'suis pas sûr que ce soit réglo de faire ça".
Alors du coup, il est venu le boire ce coup. Mais tout ce que j'ai pu en tirer c'est "je sais pas, j'aime bien récolter des petits bouts par ci par là. Et celle fille seule, j'ai envie de comprendre".
- mais bon sang, que je lui réponds, tu peux pas essayer de lui parler. En fouillant dans sa poubelle, tu penses trouver quoi ?
A cet instant, nous sommes interrompus par une autre équipe qui vient de terminer sa tournée. Les potes n'en reviennent pas de voir l'étranger avec moi, au bistrot. C'est presque l'euphorie. Et les remarques pleuvent :
- et ben y va neiger.
- pour une fois que tu es là, tu nous paies un coup...
Et l'étranger de se recroqueviller sur sa chaise, de rentrer le cou, la tête dans les épaules et de bafouiller : - euh j'avais fini, je partais.
Et moi de rajouter : - ouais les gars, désolés mais on peut pas rester. Allez l'étranger viens.
Un peu surpris mais soulagé de trouver une porte de sortie, il m'emboite le pas.
- alors, que je lui dis, qu'est-ce-que tu pensais trouver en fouillant dans ce sac ?
Un long silence suit.
- "je la connais cette fille. C'était ma voisine en Syrie. Elle étudiait le droit à l'université d'Alep. Nous étions voisins. Un jour, un groupe armé a débarqué dans sa maison, elle était à la fac. Toute sa famille a été tuée.
J'ai tout entendu, les cris, la fusillade, les hurlements une fois que ces fous furieux ont quitté les lieux. J'ai couru jusqu'à la fac, lui dire de ne pas rentrer, de fuir. Elle ne m'a pas écouté, elle ne pouvait pas croire cela.
Alors elle s'est précipitée chez elle, et elle a découvert l'horreur.
Heureusement, elle a pu fuir. J'ai essayé de la rattraper, mais dans sa rage elle m'a repoussé, dit qu'elle ne voulait plus jamais me voir, que je n'avais rien fait pour sauver sa famille. Je ne l'ai plus jamais revue.
A Alep, la vie devenait intenable. Alors je suis parti comme tant d'autre.
Un cousin éloigné vivait en France, c'est comme ça que je suis arrivé là.
Après quelques mois de clandestinité, j'ai fini par avoir mes papiers et j'ai trouvé ce boulot, bien content d'avoir un emploi stable, me poser, oublier. Et voilà qu'au détour de notre tournée, je la vois. Après tout ce temps je ne savais pas comment l'aborder, j'en mourrais d'envie, mais comment faire ? Voilà c'est comme ça que je me suis approché d'elle, lui ai pris le sac des mains. Et quand elle m'a vu, reconnu, j'ai compris que ce serait plus possible entre nous.
J'ai eu envie de garder son sac, pour le vider et trouver des traces de ce qui a pu l'amener ici, dans cette ville. Voilà tu sais tout. Une histoire pas bien gaie. Mais que veux-tu, c'est la mienne".
Je ne savais plus quoi dire. Qu'est ce que j'aurais pu rajouter à ce qu'il venait de me dire. Alors je lui ai juste proposé : " viens chez ma mère, elle a préparé un bon couscous".

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Isabelle Sarcey
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Crédit photos : Koryn Boisselier ©