Nos souvenirs de Louis
Daniel Ostfeld

Fragments ou nouvelles, récits ou poèmes, issus de multiples propositions, ces textes ont été écrits par les participants de mes ateliers d'écriture. Joyeuse lecture !

 

Nos souvenirs de Louis


Mon père se prénommait Louis. Alphonse de son deuxième prénom. Je ne l'ai pas connu longtemps puisqu'il a disparu quand j'avais cinq ans, terrassé par une violente grippe contractée en Chine. Il s'y rendait deux fois par an, pour le compte de la Compagnie Française des Chemins de Fer pour laquelle il dessinait et maquettait le bâtis administratif attenant aux gares. Je me rappelle attendre son retour avec ma mère, sur le quai de la gare Montrillac-Beauchemin. Je ressens encore cette impatience, cette excitation, mêlées d'une peur diffuse car ce grand monsieur, souvent absent, m'impressionnait hautement. Son chapeau, son imperméable et sa petite moustache élégante. Son nez, protubérant, appendice familial qu'il n'a pas oublié de me léguer, tout comme le mouchoir de tissu à ses initiales, que je conserve au fond de ma poche depuis toujours.

Entendre se moucher mon père, c'était quelque-chose. Comme assister à la cohue entourant une rencontre sportive ou prendre un bain de foule lors d'une fête de village. C'était une explosion sonore faite de mille petits bruits superposés. Toutes les parties de son visage accompagnaient et illustraient cet événement qui donnait au silence, quand il revenait, une valeur inestimable. Je respectais mon père pour ces manifestations soudaines de son corps qui tranchaient avec son sérieux, son économie de mots habituelle, la dignité avec laquelle il occupait sa place de chef de famille.

C'est un peu de ce respect que je porte encore sur moi grâce à ce mouchoir, puisque je n'ai pas gardé d'autres objets personnels lui appartenant. Même si l'appartement de ma mère doit en être rempli, tant elle lui vouait un attachement sincère qui vira au culte. Après sa mort, il était présent dans chacune de ses phrases. Elle le prenait en exemple, cherchait à savoir ce qu'il aurait pensé de telle ou telle situation. Aujourd'hui encore, elle parle en son nom. Il est tellement présent dans sa façon de penser qu'on a presque l'impression qu'il est revenu d'entre les morts pour la conseiller quotidiennement.

Je ne vois pas souvent ma mère. Je l'ai au téléphone parfois. Il m'est désagréable de constater à chaque fois la fuite de son esprit, toujours un peu plus loin. Non seulement elle divague facilement, passe du coq à l'âne continuellement, confond allègrement ce qui concerne l'un ou l'autre de ses enfants, mais encore elle devient amère, revêche, vindicative. Pour des broutilles bien sûr. Égarant une clef, un sac, un portefeuille, accusant à tord et à travers son voisinage, qui ne porte plus dans son cœur celle qui était autrefois la bonne madame Mercier.

Le summum a été atteint récemment avec l'affaire du dé à coudre doré que nous lui avions offert pour une fête des mères ou un anniversaire. Un objet bien quelconque sinon. Ma mère s'est mise en tête que sa brue le lui a subtilisé un jour où elle lui avait prêté sa trousse à couture. Impossible de lui faire entendre raison. S'en est suivie une brouille avec son fils aîné, mon frère, incapable de rester serein face à des accusations accablant son épouse et c'est compréhensible.

J'ai plus de compassion pour elle, plus de patience aussi. Mais tout ça me cause une peine qu'aucun raisonnement n'arrive à amoindrir et c'est encore l'éloignement, de façon égoïste, qui me soulage le plus.
Un jour, ma mère partira à son tour. Je sais que le moment sera difficile. Pour mon frère surtout, si la situation ne s'est pas apaisée d'ici là. Nous en parlons parfois, évoquant pêle-mêle le passé et l'avenir. Nous nous souvenons, lui avec plus de précisions, des cadeaux que ramenait mon père, de Chine. Les estampes en noir et blanc sur papier de riz avec lesquels nous nous faisions tout un théâtre d'histoires mystérieuses. Je me rappelle de l'éclat d'un sabre terrifiant qui a longtemps trôné sur le mur du séjour, sans que nous ayons le droit, même si cela nous en coûtait, de le décrocher pour jouer. Ce sabre a t-il disparu ? S'ils le trouvent aujourd'hui chez leur grand-mère, fascinera t-il autant les enfants de mon frère ? Et les saveurs nouvelles qui sortaient des valises de mon père. Auront-elles le même goût pour la génération qui suit ? Les épices, les perles en bois, l'odeur du bambou tressé des joujoux artisanaux. Ce thé noir surtout, épais et profond, que je bois encore toute la journée et dans la vapeur duquel je devine les rizières, les paillotes sur les rives du grand Fleuve Jaune. Les enfants auront-ils le goût de ce thé noir que nous a laissé le père, encre sombre de nos souvenirs décousus, qui écrira, j'espère, des chapitres plus gais de notre histoire familiale ?

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Isabelle Sarcey
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Crédit photos : Koryn Boisselier ©