Linda Da Costa
Voilà déjà plus de deux mois que je sillonne une infime partie de l’Est brésilien. A quelques jours de mon retour en France, une amie vient me rejoindre et nous découvrons ensemble de nouvelles perles précieuses dans cette immense boîte à bijoux qu’est le Brésil. Notre dernière destination avant de reprendre l’avion à l’aéroport Antonio Carlos Jobim est Ilha Grande, île tropicale touristique mais préservée, située au sud de l’état de Rio de Janeiro, à 1h30 environ de la ville du même nom. Hôtels et pousadas1 s’y disputent l’espace à même la plage et à peine accosté le touriste est pris d’assaut par les maîtres des lieux qui rivalisent de trouvailles pour l’attirer dans leurs antres.
L’auberge de jeunesse où nous nous apprêtons à passer quelques nuits est située plus profondément dans l’île, à quinze bonnes minutes à pied de la plage où nous débarquons, à l’orée de la forêt. Sur le chemin de sable boueux qui nous y conduit – il a beaucoup plu ces derniers jours – nous sommes assaillies par ces parfums typiques qui me sont maintenant si familiers, venus du cœur des maisons : churrasco de bœuf, caruru de crevettes, moqueca de poissons sont en train qui de griller, qui de mijoter lentement dans le piment, l’huile de palme ou le lait de coco…
L’auberge est telle qu’on imagine ces lieux enchanteurs, on ne peut s’y tromper : suspendue à la colline, entourée de plantes sauvages et de fleurs aux couleurs mordorées, de lianes suspendues à des arbres dont la cime caresse le ciel. Régulièrement, toutes sortes d’oiseau traversent nos horizons, mais un seul attire particulièrement mon attention tant il est symbolique de mon aventure brésilienne et de mon amour naissant pour cette langue ronde et chantante : le beija-flor, plus banalement appelé colibri de part chez nous. Ici, le beija-flor se délecte du suc de fleurs aux pétales immenses et aux couleurs chatoyantes. Il s’en approche progressivement en battant si vite de ses petites ailes qu’elles deviennent indétectables à la vue et que seul un léger bruit d’air battu persiste, laissant son petit corps comme suspendu dans l’air. Beija-flor signifie « qui embrasse la fleur ». Il l’embrasse sans la toucher, il l’effleure à peine. Il ne l’abîme jamais.
Mais revenons à notre lieu de villégiature. Il se compose de quatre ou cinq cabanons sur pilotis, comptant chacun plusieurs chambres. La nôtre se trouve dans le cabanon principal, qui surplombe les autres et dispose pour notre plus grand plaisir d’un large balcon en bois sur les poutres duquel sont suspendus trois hamacs invitant au délassement. C’est ici que, plus tard, j’expérimenterai certains produits locaux pour la première fois, issus de plantes parfois illicites, en compagnie de sympathiques personnages d’origine bolivienne, chilienne ou brésilienne.
Je n’ai en réalité que très peu de souvenirs de la chambre et aucun des rares et courts moments où j’y ai probablement dormi, victime fort consentante de la coutume locale qui consiste à fêter chaque jour de l’année comme le dernier - j’y ai d’ailleurs fortement puisé dans mon capital sommeil. Nous sommes à la période post-carnaval et les esprits et les corps encore échaudés ne demandent qu’à continuer la danse, d’autant que la saison des pluies tire sur sa fin et que les températures sont des plus clémentes… A la tombée de la nuit, de petits groupes se forment, ici et là, le plus souvent autour de musiciens amateurs - les musiciens amateurs brésiliens passent à coup sûr pour des professionnels chez nous – joyeusement équipés de cavaquinho2, reco-reco3, cuica4 et autre berimbau5, sans oublier la bouteille de cachaça6 à partager. Nous voilà tous rassemblés, sautillants et ondulants, hanches balancées et corps cabrés, cambrés, cœur emballé, débridés, libérés… Plus tard, la lune sera haute et les rythmes se feront plus langoureux, laissant la place à toujours plus de sensualité.
La journée, enfin ce qu’il en reste au vu de nos émergences tardives, coule au rythme des discussions – en espagnol, en portugais, en italien, en anglais – et des bains de mer. L’océan est apaisé, les vagues d’Ipanema sont loin. A toute heure la musique nous accompagne.
Dans la chambre, nous avons déposé notre sac puis… plus rien. Je me souviens que la porte d’entrée est toujours ouverte. Mais y en a-t-il vraiment une ? Les quatre lits à étage sont collés le long des quatre murs qu’aucune décoration ne vient fleurir. Avons-nous des couvertures ? Non, plutôt des draps, peut-être, payés en supplément. Le sol est gris, les murs aussi. Ou blancs cassé. Ou tout simplement salis… Y a-t-il une fenêtre ? Oui, je la revois maintenant, sur le mur en face de la porte. Je partage avec mon amie le premier lit à gauche en entrant, deux ou trois autres sont plus ou moins occupés selon les jours. Les touristes vont et viennent et le temps nous manque pour faire connaissance avec tout le monde. Il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes et une telle nonchalance règne dans ce lieu que nous nous prenons vite au jeu. En bonnes baroudeuses, nous voyageons léger et nous avons mis de côté notre style apprêté de citadines françaises : exit le sèche-cheveux et le maquillage, nous portons aux pieds des tongues que nous ne quittons que pour danser sur la sable et que nous n’avons troquées qu’à quelques reprises contre des baskets lors de randonnées particulièrement escarpées dans l’arrière pays bahiannais.
Etrangement, surtout si l’on me connaît bien, je n’ai aucun souvenir de la salle de bain, ni des toilettes d’ailleurs. En revanche, je revois parfaitement ce petit restaurant en contrebas du chemin menant à la plage, où nous partageons de délicieuses et énormes langoustes avec nos amis italiens. Et je me souviens très bien également du petit singe qui, jailli de nulle part, est venu se planter devant nous, au milieu de ce même chemin, puis nous a regardé d’un air grave en poussant des cris disgracieux avant de sauter d’un bond sur le toit d’une maison et de disparaître dans la forêt.
Comme quoi la mémoire fait bien ce qu’elle veut.
Linda Da Costa
1 Une pousada est un établissement hôtelier relativement petit, peu cher et simple, mais sûr. On y trouve plusieurs formules : la chambre à un lit, pour une personne, à deux lits, mais aussi, une formule "dortoir". La plupart des chambres possèdent une salle de bain et leur tarif comprend toujours un lunch généreux pour le petit déjeuner.
2 Cavaquinho : Petite guitare à quatre cordes
3 Reco-reco : Sorte de planche dans laquelle sont pratiquées des encoches que le musicien frotte avec un bambou
4 Cuica : Tambour à friction des sambas brésiliennes
5 Berimbau : Arc musical brésilien, instrument de prédilection des capoeristes
6 Cachaça : rhum local
7 Ipanema : quartier riche, chic et branché de la zone Sud de la ville de Rio de Janeiro au Brésil. Son nom est un mot d’origine guarani (langue indienne), signifiant "mauvaises eaux". Pour l’anecdote, les vagues d’Ipanema sont très traitres et elles ont la vilaine tendance à déshabiller les demoiselles téméraires.